Séparer l’homme de l’artiste ou comment gérer une œuvre problématique ?

Posted on Jul 15, 2025
💡 Ceci est un post de la catégorie 'fange nombriliste', ou j'essaye d'explorer des thématiques politiques qui m'animent. Toute critique (constructive) est la bienvenue.

Récemment, je suis tombé sur une série de posts sur Bluesky de personnalités qui expliquaient qu’avoir lu Harry Potter était quelque chose qu’ils/elles regrettaient. Pour certains, qu’ils ne souhaitaient pas que leurs enfants ou d’autres personnes le lisent. Et après réflexion, bien que je comprenne, ce n’est pas quelque chose avec lequel je suis forcément d’accord. Je vais essayer d’expliquer pourquoi ci-dessous, tout en essayant d’avancer avec toutes les précautions nécessaires qui m’éviteront de me faire accuser de choses que je ne penserais pas. Exercice difficile, mais allons-y.

Commençons directement par ce cher éléphant dans la pièce : oui, J. K. Rowling est problématique. Il ne fait aucun doute que ses déclarations et actions envers les personnes transgenres sont détestables, et que J. K. Rowling est donc une transphobe comme il en existe beaucoup trop. Ça tombe tellement sous le sens que, dans un monde idéal, je ne devrais pas avoir à l’écrire, mais autant préciser d’emblée mon point de vue à ce sujet.

De la suspension d’incrédulité

Maintenant que c’est dit, qu’est-ce que je fais de notre cher Harry Potter ? Comme beaucoup de personnes, j’ai découvert le sorcier via ces livres et leur traduction française, quelque part vers l’âge de 10 ans au début des années 2000 (je me souviens avoir attendu la sortie du quatrième volume en primaire). Cet âge correspond chez moi à une période où je lisais beaucoup, et d’un peu de tout, mais surtout du fantastique et de la SF, faisant de moi un geek en préparation (mais… avant que ce soit cool). J’ai adoré : j’ai grandi à peu près en même temps que le héros, les livres étaient de plus en plus matures au fur et à mesure (la mort d’un des personnages principaux n’était pas forcément un trope commun de mes lectures, même si ça viendra avec Game of Thrones), et même si je n’irais pas jusqu’à dire que les livres ont fait de moi ce que je suis aujourd’hui, nier leur influence serait stupide. J’ai ensuite vu tous les films, et j’ai décroché un peu après (a posteriori, la vision des épisodes 2 et 3 des Animaux fantastiques m’a donné raison).

Rétrospectivement, ça reste une saga pour enfants/ados dont la trame narrative est bien construite, sans être non plus d’une complexité folle. Si j’y réfléchis plus de 30 secondes, je me dis également qu’un monde dans lequel tout le monde a une arme potentielle dans sa poche dès l’adolescence ne devrait pas fonctionner. Puis la magie à base de formules qu’il suffit de connaitre pour pouvoir les utiliser, ça montre assez vite ces limites en pratique. Donc j’ai pour cette saga le même regard que j’ai pour d’autres choses qui ont fait mon passé, telles que Pokémon ou Magic : un regard mi-amusé, mi-nostalgique. Un peu de cringe, aussi, parce que, par exemple, Pokémon, c’est pas franchement malin, ou encore parce que la baguette chinoise qui me servait de baguette pour jouer à Harry Potter avec mes frères est toujours dans mon pot à crayons sur mon bureau au jour d’aujourd’hui. Cringe, vous dis-je.

Et bien entendu, c’est bourré de clichés peu subtils et pas franchement progressistes. La base. Je pourrais invoquer l’excuse de l’âge et de l’absence de recul pour expliquer pourquoi de tels clichés ne m’ont pas choqué, ce qui était probablement vrai à l’époque (même si je pourrais digresser sur pourquoi, malgré tout, la lecture d’Harry Potter m’a amené à avoir des réflexions opposées à celles que l’autrice défend), mais cela n’explique absolument pas mes comportements actuels.

Car oui, les fictions que j’ai consommées et que je consomme aujourd’hui (bien que désormais plutôt sous la forme de séries, films et BDs) sont également des ramassis de clichés peu subtils et pas forcément en accord avec mes opinions. Mais il se trouve que, personnellement, je ne consomme pas des fictions dans le but de bousculer ou de conforter mes opinions. Ça peut m’arriver (avec, par exemple, le Royaume de Tobin, où la question de la transidentité est abordée, ou, plus récemment, Our Flag Means Death, pour ne citer qu’eux), mais ce n’est pas forcément ce que je recherche. J’utilise pour cela d’autres médias, tels que YouTube (où je ne consomme quasi pas de fiction), les articles scientifiques ou la presse, etc.

En cela, j’utilise le principe de la suspension d’incrédulité, où j’intègre et utilise la logique interne de la fiction afin d’apprécier l’œuvre. Évidemment, la suspension d’incrédulité, ça fonctionne jusqu’à un certain point. Ça demande que j’aie une certaine compatibilité avec l’univers, ses personnages, ses (anti-)héros, etc. Je ne peux donc pas nier qu’il faut que l’œuvre soit tout de même alignée avec certains de mes principes (il est évident — et encore une fois je ne devrais pas avoir à le préciser — qu’une œuvre ouvertement raciste provoquera le rejet chez moi).

Néanmoins, beaucoup des critiques qui sont adressées à J. K. Rowling peuvent l’être à bien d’autres auteurs dans le monde de la fantasy. Prenons par exemple la quasi-absence de personnages racisés dans Harry Potter… Il s’agit d’un reproche qu’il est très facile de faire au Seigneur des anneaux. Or, je ne vois personne monter au créneau contre Papy Tolkien et demander qu’il faille arrêter de lire ces bouquins pour cela (et pourtant, il était clairement conservateur, le bougre). Mais on peut même aller plus loin : Le Seigneur des anneaux est (entre autres choses) l’histoire d’un roi qui doit remonter sur son trône, et où tout le monde est le fils de machin, le frère de bidule ou le héros légendaire de la bataille de truc. Bref, une histoire qui fleure bon la royauté, la méritocratie et l’entre-soi (et où, à la limite, les hobbits sont une anomalie vu à quel point le bonhomme surkiffe les backgrounds épiques et les arbres généalogiques à rallonge). C’est pas votre délire ? Pas de problème, je ne force personne, le consentement c’est important. Est-ce que ça signifie que je suis royaliste ? Je crois pas, non (et pourtant, je suis belge !). Est-ce qu’il faudrait recontextualiser l’œuvre ? Peut-être, mais pour moi, la meilleure contextualisation, c’est l’éducation, pas une préface qu’il serait facile de ne pas lire. Est-ce que ça mérite qu’on soit honteux d’avoir lu le livre au point de s’en excuser publiquement ? Je ne crois pas.

Bref, ça ne me pose pas de problème de lire et d’apprécier une œuvre qui ne s’aligne pas totalement avec mes principes. Ce qui ne m’empêche pas de pouvoir la critiquer pour ce qu’elle est (ci fait avec le Seigneur des anneaux, donc).

… Sauf que Harry Potter a été écrit par J. K. Rowling.

De l’auteur (ou de l’aut[eu]rice, en l’occurrence)

Une autre excuse serait donc de (me) dire qu’à l’époque où j’ai lu Harry Potter, je ne savais pas, et que personne ne savait (à part les personnes qui l’ont toujours su, et qui apparaissent dès qu’un scandale éclate, et dont on se demande parfois comment elles savaient). Le problème, c’est que c’est le cas d’une grande majorité des auteur·trices d’œuvres dont, à part s’ils sont extrêmement célèbres et médiatiques, on ne sait pas grand-chose. Certains préfèrent les chiens, quand vous adorez les chats (ou l’inverse, je ne juge pas). D’autres ne remettent pas la lunette des toilettes après leur passage. Il y en a qui disent « chocolatine ». Pour sûr, une majorité ne vote pas pour le même parti politique que vous. Et parfois, il y en a qui appellent à la haine. Il est évidemment facile, a posteriori, de dire « si j’avais su ». Sauf qu’encore une fois, ça ne mérite pas une excuse sur la place publique : pour moi, vous ne saviez pas, pas besoin de se flageller pour ça.

Bien sûr, une œuvre n’est pas un produit totalement séparé de son auteur, qui y distille, même inconsciemment, ses principes et sa vision du monde (ou qui s’amuse consciemment à en prendre le contre-pied). Deux cas de figure selon moi :

  1. Ce n’est pas subtil, auquel cas c’est assez facile de savoir à quoi s’en tenir, et pour moi ça rentre dans la suspension d’incrédulité (ou pas) dont je parlais plus haut.

  2. C’est subtil, donc c’est compliqué. Déjà parce qu’alors, la distinction entre ce qui relève de la pure fiction et ce qui relève des pensées de l’auteur est difficile à faire. Rentrent également dans cette catégorie les dog whistles, ces messages codés laissés, pour le coup délibérément, par l’auteur. Mais pour moi, le plus gros problème est que la détection de tels indices, supposés ou effectifs, demande de l’attention, du temps, de croiser plusieurs éléments, et une certaine connaissance (certains dog whistles sont particulièrement… niches).

Or, une fois encore, il est très facile de réécrire l’histoire a posteriori, avec tous les indices en main, et de se dire « m’enfin, c’était évident depuis le début ». Sauf que la plupart du temps… Non ! Et personnellement, je ne consomme pas une œuvre de fiction comme je lis un article scientifique ou comme j’écoute une vidéo sur YouTube. Il s’agit d’une fiction : la vérité n’est pas un enjeu. J’irai même plus loin : la suspension d’incrédulité suppose en partie que l’auteur nous trompe suffisamment pour nous faire croire que l’univers qu’il présente tient debout !

Pire, je n’ai pas envie de faire une espèce de background check de tous les auteurs des fictions que je consomme, déjà parce que c’est inutilement énergivore, puis parce que je vais systématiquement être déçu. De toute façon, même engagée, une fiction reste un produit du système capitaliste, alors bon… ?

Une solution serait de partir du principe que tous sont pourris (fonctionne aussi avec « t’façon c’est un bourgeois/mec/hétéro/blanc/droitard », biffez les mentions inutiles). En tant que mécanisme de protection, rien à dire, c’est parfois nécessaire. En tant que but dans la vie, bah, autant vivre isolé et en autarcie pour ne pas être déçu.

Bref, pour moi, ça ne sert à rien de s’excuser d’avoir pu apprécier une œuvre, d’autant plus si les indices indiquant son caractère problématique n’étaient pas connus ou évidents à l’époque.

Je vais tenter un parallèle qui va m’attirer des ennuis, mais allons-y : en science (en tout cas en physique/chimie, que je connais bien), on nomme les découvertes en fonction de leurs auteurs (même si parfois, ce sont les mauvais auteurs qui sont retenus — désolé, Rosalind Franklin :/), indépendamment de ce qu’ils pensaient. Typiquement, Schrödinger est connu pour ne pas forcément avoir bien traité les femmes : ça ne viendrait à personne à l’idée de renommer son équation pour ça. Ne parlons même pas de Fritz Haber, dont le procédé Haber-Bosch porte malgré tout la trace.

Par ailleurs, je ne pense pas que « J. K. Rowling » soit une raison suffisante pour justifier que Harry Potter ne soit plus jamais lu. Déjà parce que, comme je l’ai dit plus haut, les clichés qu’il comporte sont plutôt classiques dans la littérature jeunesse de l’époque, et pourraient d’ailleurs être reprochés à d’autres auteurs de la même période (évidemment, Le Seigneur des anneaux est bien plus ancien). Ensuite parce qu’aucune histoire n’est parfaite, et que les enfants ne sont pas bêtes : ils savent faire la différence entre une histoire et la réalité (et quand bien même : éducation !). Finalement, parce que certaines des choses qui sont reprochées aujourd’hui au livre (ce qui, encore une fois, est facile à posteriori) peuvent être lues de différentes manières en fonction du ressenti de la personne qui les lit.

Typiquement, j’ai lu l’arc de Dobby comme un arc de libération de l’esclavage (alors que d’autres y ont lu exactement l’inverse). Les spécialistes de la question (de l’esclavage) y trouveront forcément à redire, mais…

De la réappropriation (au sens large)

Ouais, mais c’est pas toi qui décides !

(à tous les coups, c’est un dog whistle et me voilà encarté à l’extrême droite)

Dans le succès d’une œuvre, il y a deux partenaires : l’auteur, et les lecteurs/auditeurs/téléspectateurs/etc. Et plus je réfléchis au droit d’auteur, plus je me rends compte qu’il n’y a aucune raison que l’auteur soit le seul à avoir les droits sur l’œuvre (en ce qui me concerne, un CC-by est mon choix dès que je le peux). Une œuvre n’est pas fixe, et vit via ses fans, ses fanarts, ses fanfictions et autres (hélas, dans le monde qui est le nôtre, une œuvre vit plutôt via ses produits dérivés, spin-offs et reboots). La diversité de ces œuvres dérivées, souvent d’un très bon niveau, est déjà une preuve qu’un même média peut être reçu de manière très différente. Les lecteurs sont généralement d’une créativité débridée, même si la pratique la plus connue reste le shipping, soit le fait de mettre en couple des personnages de fiction, que ce soit logique ou non. Typiquement, j’ai suivi à un moment, sur feu Twitter, une artiste qui faisait des histoires courtes sur le fait que Delia (la mère de Sacha, héros de Pokémon) et Jessie (de la Team Rocket, soit l’ennemie jurée dudit Sacha) sortaient ensemble (pour l’écriture de ce billet, j’ai appris que ça s’appelait le Hanamusa Shipping). C’était mignon, ça ne faisait de mal à personne, et puis alignement avec mes principes et suspension d’incrédulité, toussa.

Évidemment, on ne peut pas parler de réappropriation sans parler de son avatar démoniaque : la réappropriation culturelle. Encore que, même si j’en comprends le principe, je ne peux pas m’empêcher de le mettre en concurrence avec le simple fait qu’une culture n’est pas fixe, et évolue au gré des échanges avec les autres. On peut se désoler de la disparition d’une culture au profit d’une autre (d’autant que celle-ci est généralement dominante), mais pour moi, ça ne sert à rien de tenter de s’accrocher à des symboles qui ont été vidés de leur sens. Pour moi, la culture, comme le reste, est une affaire de communication, et de s’entendre sur le sens à donner à certaines choses qui n’en ont pas (comme une œuvre, ou plus simplement un mot). Ce sens évolue donc avec ceux qui l’utilisent, peut prendre un sens nouveau (par exemple, l’iconographie égyptienne, à la base religieuse, n’a plus vraiment ce sens aujourd’hui) ou simplement disparaître. Et figer quelque chose dans le passé, c’est plutôt quelque chose qu’on retrouve à droite, chez les conservateurs, donc bon.

D’ailleurs, la réappropriation a son côté vertueux. Je suis toujours étonné de voir que certains des termes utilisés aujourd’hui dans la communauté queer sont à la base des insultes utilisées par la communauté non-queer ($\Omega = NQ \cup \underbrace{(L \cup G \cup B \cup T \cup Q \cup I \cup A + \ldots)}_{=Q}$, et ça sera plus simple). Le shipping que je mentionnais plus haut a également son bon côté, puisqu’il donne à ces communautés des moyens d’expression, et des histoires alternatives où iels (ou autres) sont représentés. Certaines œuvres peuvent être intégralement relues comme ayant une signification queer, alors que ce n’était pas forcément le but de l’auteur (je pense par exemple aux vampires [mais pas à Twilight !] ou plus récemment au film d’animation Luca).

Je pense sincèrement qu’une œuvre peut exister en dehors de son auteur, et n’est pas forcément entachée par la réputation sulfureuse de celui-ci. La réappropriation, quand c’est bien fait, c’est même cool.

Pour moi, cette réflexion ne se limite pas aux œuvres, mais s’étend aux manifestations culturelles. On nous répète souvent que le muguet a été introduit par Pétain et que la « fête du travail » est de lui. Deux affirmations qui portent une part de vérité, mais qui ne sont pas 100 % correctes, d’ailleurs (dixit Wikipédia). Néanmoins, pour moi, le combat qui viserait à changer ça est inutile : à part pour les trois fachos du fond, la « fête du travail » et le muguet n’ont plus le sens que leur donnait Pétain (ils auraient aujourd’hui un sens très « libéral », qu’on peut critiquer, mais c’est un combat totalement différent, où rappeler le passé collaborationniste de ladite fête n’avance à rien). Puis, vouloir effacer toute trace de l’histoire, c’est également un truc de droitard conservateur, donc… ?

D’ailleurs…

La censure, ça n’a jamais aidé !

Si vous, en tant que personne, ne pouvez plus voir Harry Potter sans y voir J. K. Rowling, je n’ai aucun problème avec ça. Je vous ai expliqué pourquoi, personnellement, j’y voyais deux entités distinctes, mais je n’impose à personne de suivre mes arguments. L’inverse est vrai : votre choix n’engage en rien celui des autres (… sinon, c’est une dictature).

Il existe des moyens plus ou moins légaux de continuer d’apprécier Harry Potter sans pour autant donner du crédit à son autrice et à ce qu’elle pense. D’ailleurs, critiquer Harry Potter commme médium pour critiquer son autrice, c’est souvent contre-productif : pourquoi ne pas critiquer directement l’autrice ?

De manière générale, on sait très bien que la censure, quel que soit son bord politique, n’avance à rien. Même la lecture de Mein Kampf a un intérêt pour comprendre le bonhomme (bon, par contre, j’ai essayé, c’est chiant comme la pluie). Et même quand il s’agit de nazisme, expliquer n’est pas excuser.


Et vous savez le pire dans cette histoire ? Bah, comme je l’ai dit plus haut, je n’apprécie plus forcément Harry Potter en tant qu’œuvre, indépendamment de son autrice. Néanmoins, vous aurez compris que l’exercice est plus large que ça. Merci de m’avoir lu, et encore une fois, toute critique constructive sera bien reçue et appréciée à sa juste valeur ;)

Note: ce texte a été mis à jour le 24 octobre après avoir continué à avoir réfléchi. Mais par transparence, je vous rappelle que vous pouvez en retrouver la précédente version sur le GitHub associé, ici.